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Les fées font directement référence au patrimoine industriel qui façonne les rives de l’estuaire. Pour la station La Gardette Bassens Carbon-Blanc, Antoine Dorotte a imaginé une monumentale sculpture en métal qui s’inspire des silhouettes des pylônes de lignes à haute tension, et les détourne.
S’élevant à une hauteur de 10 mètres, elle est constituée de trois éléments inclinés dont deux prennent naissance dans le sol, tandis que le troisième s’appuie sur le petit local d’exploitation de la station de tramway.
Bienveillantes gardiennes
Leur surface extérieure est recouverte de plaques de zinc à la texture unique et aux motifs aléatoires, obtenus grâce à la technique artisanale de la gravure à l’aquatinte. Reliées entre elles par leur sommet, les trois structures métalliques se connectent dans une étrange ronde qui semble être en mouvement. La nuit venue, les éclairs bleutés qui parcourent cette couronne se font visibles et confèrent à l’ensemble une nouvelle dimension, pleine d’intrigue, de mystère et de magie, qui inquiète autant qu’elle fascine.
Avec cette œuvre ambivalente, l’artiste s’attache à conjuguer les sentiments d’angoisse et d’espérance que les mythes du progrès et des techniques génèrent dans l’imaginaire collectif. Agissant comme un signal dans l’environnement urbain, Les fées jouent sur les notions de réseau, de flux d’énergie. Bienveillantes gardiennes, elles entrent ainsi en phase avec leur site d’implantation, plateforme de circulation humaine, au carrefour des communes de Bassens, Carbon-Blanc et Lormont.
Antoine Dorotte réactualise et interprète à sa façon une image née au siècle dernier, celle de la fée électricité, qu’il évoque jusque dans le titre de son œuvre. À la croisée du réel et du fantasme, de la science et de l’affabulation, elle puise ses référents dans la culture populaire, emprunte au cinéma fantastique, à la science-fiction, au rock et à la bande dessinée.
Antoine Dorotte est né en 1976 à Sens.
Il vit et travaille à Pont-l'Abbé, Paris, La Courneuve. Diplômé de l'École Supérieure des Beaux-Arts de Bretagne à Quimper en 2004, il y enseigne la gravure-impression depuis 2010.
Artiste protéiforme, Antoine Dorotte produit des installations hybrides à la croisée du dessin, de la sculpture, mais aussi du cinéma et du film d’animation. D’une extrême minutie dans sa pratique de la gravure sur zinc, il s’approprie et détourne de ses conventions cette technique artisanale héritée de l’orfèvrerie. Jouant du mélange des genres et des sources, il étonne en élaborant une iconographie personnelle qui emprunte à la culture populaire et à la culture savante. Au cœur de son univers artistique à la fois poétique et étrange se trouvent l’image et sa portée symbolique, dont il se sert pour questionner la société contemporaine sur les notions de progrès et de mythe.
En ôtant le tiret qui lie « eau » et « forte »(l’eau-forte est un procédé de gravure que l’artiste pratique depuis longtemps), je savais que je convoquais d’autres sens : cela pouvait évoquer le nom d’un lieu-dit, d’une région traversée par des torrents et des séismes, ou bien encore celui d’un alcool fort (l’eau qu’on appelle curieusement « de vie » garde toujours son mystère) ; je signais également une nouvelle puisant ses étrangetés dans l’univers de la science-fiction, déployant un monde caché, inquiétant, tapageur ou abruptement silencieux. Il me plaisait d’imaginer que je situais l’œuvre de Antoine Dorotte dans cette zone tourmentée, éblouissante et difficilement mesurable, grave avec des densités qui ne craignaient pas les paradoxes de la légèreté, s’adressant au fugitif autant qu’au sage. En effet Antoine Dorotte depuis ses années d’apprentissage interroge un ensemble de formes en se souvenant des techniques anciennes, celles de la gravure, de l’aquatinte, de l’eau-forte… les déplaçant avec un égal bonheur dans des champs comme ceux de la sculpture, du cinéma, du dessin animé. Il bouleverse des codes, furtivement, avec l’air de ne jamais y toucher, s’amuse d’une référence à la bande dessinée, fait surgir des personnages oubliés, coincés dans leurs albums, pirate des sites consacrés au futur, détourne un symbole. Il révèle au chaos de l’enfance un ordre qui nous trouble. Léviathan aux doigts subtils, il manie la violence dans un poudroiement d’ailes bombardées sur des supports qui relèvent d’un vocabulaire guerrier, il incise, il mord. Puis s’échappe dans un sourire volé sur le visage de l’ange de Giotto dont on a dit qu’il esquissa le premier frisson humain dans l’histoire de la peinture.
L’apparition est une figure récurrente de l’époque avant d’être plus simplement celle de l’art. Le temps des fantômes cher à Warburg a envahi les champs du langage, de la poésie, des arts visuels, de la musique, du cinéma…Exubérante ou sourde, cette chanson se conjugue sous tous les tons, tous les rythmes, affectée d’émotion ou indifférente aux rôles qu’on entend lui faire jouer, maintenant une fière allure et indisciplinée. Dans les pièces de Antoine Dorotte, elle a sa place et ce depuis les débuts. La gravure permettra que se révèle le souvenir d’une figure perdue, le dessin laissant surgir à vif les termes d’un combat ou d’une caresse, et peu importe que ces figures soient le fruit d’un pillage systématique, ou plutôt si ! L’emprunt, ou le vol sont signes d’élan, de liberté, d’insolence. Ici l’apparition est pulsative, provocante. Elle est tension. Car devant les œuvres plus anciennes comme devant les plus récentes la tension maintient ma relation à elles, elles me donnent l’envie d’approcher, d’étreindre, pour tout aussi brutalement elles m’invitent à effectuer un saut de côté, m’abstraire pourquoi pas, transporter des munitions ailleurs. Car l’apparition, si elle donne des ailes, est aussi une affaire de lances.
Il y a des incendies et du rituel dans chaque proposition plastique de Antoine Dorotte. Je songe à la présence du funambule qui se mêle à celle du condamné à mort, à un foisonnement d’images sous des traits volcaniques, je songe à Genet, au vol encore, au soulagement éprouvé dans la fraude, je vois les rayons qui inondent le monde et j’aperçois des ombres, des chocs. Dans les tailles du plomb, du cuivre ou du zinc, un sang sèche mal.
Sur un coup de surin
« Chaque image fait son poids » note malicieusement l’artiste lorsqu’il évoque le rôle que prennent les plaques de zinc gravé qu’il choisit un jour de montrer dans le cadre d’une exposition. Parallèlement à cette installation, il réalise un film dont les mouvements chorégraphiques s’inspirent de West Side Story, combat baston en boucle qui forme comme une extension muette et vivifiante à ces masses attaquées par l’acide. 256 plaques constituent alors ce « mobilier » plongé dans le noir. Traverser l’épaisseur de ces plaques, tel est peut-être le désir de l’artiste qui semble méditer toujours obliquement alors qu’il choisit de prendre à bras le corps et délibérément la matière qui conduisait à l’impression. Le dessin met « l’air en mouvement », mais il a besoin d’une force pétrifiée.
On parle du surf pratiqué une autre fois. Des sensations qui l’accompagnaient et des états de frustration dans lesquels on se mettait chaque fois que le mouvement s’arrêtait. On parle d’addiction. Là aussi le mouvement, l’effort, l’audace. Le souffle.
Une peau de zinc
Les vocabulaires où l’animal, le végétal, l’atmosphérique se faufilent dans les formes, glissent sur les supports qui eux-mêmes (et particulièrement pour les pièces en extérieur) accueilleront à leur tour les éléments du temps, le vol des oiseaux, l’envahissement des gaz, les rayons du soleil, toutes sortes de péripéties qui habilleront, affecteront ou métamorphoseront les objets qui sont souvent appréhendés comme des chairs. Dorotte décrit les surfaces qu’il attaque comme des « peaux de zinc ». Cela suppose qu’il les agresse frontalement, qu’il connaisse le prix de la débâcle comme de la grâce, qu’il reste l’avide jouisseur de défis. Ces peaux appellent des formes simples. « Les Fées » en sont le stupéfiant point d’orgue.
Les Fées s’emparent du monde
Au carrefour de trois villes de Bassens, Carbon-Blanc et Lormont, à la sortie de la dernière station de tramway Lagardette, Bassens / Carbon-Blanc, un paysage sans qualité vous accueille - à l'instar du très vertigineux livre de Robert Musil "L'homme sans qualité - lieu de transit où monte et descend chaque matin et chaque soir une population liée essentiellement au monde du travail. Cela vous saisit sans détour, un vague parking oriente votre regard, vous êtes loin de Parking, film méconnu mais mythique de Jacques Demy dans lequel un sosie de l’ange Heurtebise traversait les sous-sols de ciment au volant d’une moto emportant avec lui un chanteur foudroyé sur la scène. Non ! Ici on ne lutte pas avec l’imaginaire. On est censé ignorer les phénomènes irrationnels, les appels au poème, les lectures esthétiques. Pas de caprice, les fantaisies sont interdites. Les vertiges aussi.
Et soudain: une trahison dans le paysage ! Un coup de fouet cinglant remplace la baguette de nos fées légendaires. « Les Fées » précisément de Dorotte accordent leurs violons électriques, leurs cymbales, elles couvrent de leurs cris la rumeur de la ville, elles murmurent des secrets à qui veut bien les entendre, elles sont fantasques, elles sont fortes comme les eaux, elles triomphent sur la raison, elles n’hésitent pas.
Nées d’un dessin de pylônes à haute tension qu’on trouve toujours dans un paysage urbain ou non, des univers du cinéma fantastique, de la musique de Psychic tv, d’un dessin plus ancien encore, Les Fées ont trouvé leurs formes. Elles se jouent des angles, des plis et des chapeaux, hiératiques et prêtes pour une danse nuptiale ou crépusculaire, c’est selon l’heure à laquelle on les regarde, ou elles nous regardent car après tout elles ont leur chant à préciser, chant décalé aux allures protéiformes, prêtes à fusionner ou fuir, hantises électriques tombées du ciel, errantes, sœurs effrontées de Frankenstein, drones parcourant les espaces, masques d’indien Hopi. Transferts d’énergie à la vie dure (le zinc a cent ans de vie), ces plaques dessinent dans le ciel comme sur la terre des opérations rafraîchissantes. Car les fées prennent effets. Elles ont emporté avec elles leurs effets lumineux qui les parent dans le lever et le coucher des soleils. Nous les retrouverons dans les dessins de Winshluss qui les honorent en les faisant bouger transparentes et fragiles dans une bande dessinée brillante et déchaînée.
Droites ou biaisées
Posées sur trois soutiens qu’on appelle piétements ( je ne peux m’empêcher d’entendre le mot pietà qui gratte à mon oreille), l’une des « jambes » est droite alors que les deux autres se trouvent biaisées, accusant une pente qui brise le caractère magistral de l’ensemble. Deux sur le sol, une sur le local de la petite maison. Elles dominent d’une hauteur non négligeable. Mais d’emblée nous nous trouvons dans un déhanchement qui sied à nos petites sorcières. Les Fées sont tordues, dansent-elles à intervalles irréguliers ?
Les plaques de zinc suscitent à leur tour des questions. Force est de constater qu’elles ne sont pas uniformes, mais qu’elles se trouvent « ornées », recouvertes de dessins que l’on découvre si l’on s’approche ou si un éclat de lumière les éclaire. Ces gravures à l’aquatinte ont connu des saupoudrages gigantesques, des vents multiples ont soufflé, les fixations au chalumeau ont été intenses, les attaques de l’acide n’ont guère été tempérées, et ça sort du sol comme pour s’échapper disions-nous, ça bouge, toute une matérialité se donne ainsi, sachant qu’elle connaîtra des évolutions, des transformations. Les constellations diffuses dessineront de nouvelles cartographies, de nouvelles suspensions.
Car tout ici peut tourner de travers. En effet il y a un poids, un dessin précis, des gestes décisifs, une succession d’étapes qui ont demandé de grandes attentions, bien sûr il y a une trame brûlante, des martèlements, mais il me semble que nous ne devons pas oublier que ces formes ont surgi parfois d’un dessin au feutre anormalement recouvert, hâtivement arraché, ou qui ont demandé beaucoup de temps, à la manière d’un dessin où l’on s’applique obstinément . Il y a d’autres gestes presque invisibles, une géographie immense peut se développer du bout des doigts. Cette sculpture publique inaugure l’objet paradoxal. Un poids deux démesures, et un trait de plume jeté une fois, une seule.
Pierre Giquel était un critique d'art, poète, écrivain et enseignait à l'école des beaux-arts de Nantes. Considéré comme un compagnon des artistes, à la fois passeur et complice engagé, le Prix Pierre Giquel de la critique d'art a été créé pour lui rendre hommage après sa disparition en 2018.